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Photo : Jocelyne Blosser

Les cours d'eau, comme les courants marins, transportent des organismes en suspension dont la nage n'est pas assez puissante pour résister au courant : ce déplacement irrésistible s'appelle la dérive.
En mer, ces organismes forment le plancton, mais il n'y a pas de plancton dans les rivières ou les fleuves tant soit peu rapides.
Le plancton des eaux douces, très abondant dans les mares, les étangs et le long des rives des lacs, présente une moindre diversité biologique que le plancton marin, car la faune marine est beaucoup plus riche en embranchements, classes, ordres, familles, genres et espèces animales.
Mais les terres émergées sont le royaume des insectes. Les Éphémères (Éphéméroptères), les Phryganes (Trichoptères) et les Perles (Plécoptères) ont des larves aquatiques et pondent dans les eaux douces, ou même sous l'eau, y compris dans les eaux rapides. Leurs larves constituent le menu de base de nos truites qui peuvent aussi gober les adultes (ou imagos) lorsqu'ils volent au-dessus de la surface.
En France, il y a 10 familles d'Éphémères, 7 familles de Perles et 21 familles de Phryganes.
Ces proies potentielles sont donc d'une grande diversité, à la fois par leur taille, leur morphologie, leur comportement et leur mode de vie (type de nourriture, exigences relatives à la température de l'eau, résistance au courant, etc.).
Le pêcheur à la mouche essaie principalement d'imiter les adultes, mais les poissons consomment surtout les larves et (dans le cas des Phryganes) les nymphes. D'autres insectes (larves et adultes), de rares crustacés (surtout le gammare), quelques petits gastropodes et vers (planaires, annélides oligochètes), contribuent à varier le menu.
De jour, ces invertébrés s'accrochent au fond ou restent dans leurs cachettes, tandis que la nuit beaucoup d'entre eux jouent les noctambules et subissent la dérive. On peut étudier ce phénomène en plaçant des filets en travers du courant : le phénomène de dérive nocturne est très net, aussi bien dans les fleuves tropicaux que dans nos rivières. Cela rappelle le comportement du plancton marin qui remonte sous la surface durant la nuit et redescend en profondeur (vers -50 à -100 m) dans la journée.

L'explication est sans doute la même : dans le noir, on échappe plus facilement au regard des prédateurs et l'on se déplace... à ses risques et périls !
II y a deux façons de capturer ces proies, pour le principal prédateur de ces eaux fraîches, la truite fario sédentaire, comme pour d'autres espèces de salmonidés dont on a étudié les juvéniles (saumon de fontaine Salvelinus fontinalis, saumon « atlantique » Salmo salar). On a observé que les alevins adoptent soit l'une soit l'autre, et l'on pense que cela continue encore plus tard durant la vie de l'animal.

Les uns chassent uniquement dans le territoire qu'ils se sont attribué : appelons-les des « propriétaires » (P). Les autres sont des fureteurs, des voyageurs, des « nomades » (N). Les individus P profitent de la dérive : ils attendent les proies au pas
sage, se goinfrent en plein courant durant la nuit, consacrant leur énergie pendant la journée à défendre leur territoire.
Les individus N refusent le combat, nagent sur de plus grandes distances, mais dans des eaux plus calmes, et cueillent des proies sur le fond ou en surface.
Ces deux types de comportement correspondent à des stratégies alimentaires différentes qui permettent, aussi bien l'une que l'autre, d'atteindre à l'automne une taille et un poids suffisants pour subsister durant le premier hiver, où les poissons restent à jeun.
Dans les lacs, tous les individus adoptent la stratégie N, ce qui confirme l'interprétation. Dans les élevages expérimentaux, on peut faire varier à la fois le courant, l'abondance de la nourriture et l'espace disponible (densité de population), ce qui a permis de montrer que le jeune poisson adapte son comportement aux conditions d'environnement pour atteindre l'objectif de croissance qui conditionne sa survie au cours du premier hiver.
Dans tout cours d'eau, il y a une densité maximale pour telle ou telle espèce, mais cette densité dépend aussi du partage des ressources entre les occupants. En adoptant des stratégies alimentaires et, plus tard, des stratégies reproductives différentes, les individus d'une même espèce partagent entre eux les ressources disponibles (espace, créneaux horaires, nourriture, frayères et partenaires sexuels).
Ce fait est bien illustré par la biologie des saumons atlantiques en eau douce. Les jeunes mâles peuvent mûrir dès le stade de tacon dans leur rivière natale, sans migrer en mer, et jouer le rôle de « parasites sexuels » auprès des couples normaux, formés de migrateurs. Sur les frayères, ces mâles furtifs arrivent à féconder jusqu'à 65% des oeufs, car ils profitent de l'obscurité et de l'épuisement des mâles migrateurs, qui ne se sont pas nourris au cours de leur remontée en eau douce et vont mourir, alors qu'eux-mêmes se nourrissent régulièrement.
Le partage des ressources est évidemment de règle entre espèces différentes. Ainsi la cohabitation entre la truite fario et le saumon migrateur dans une rivière comme la Bruche devrait se faire sans problème. Observés séparément, leurs cycles et leurs comportements alimentaires au stade juvénile sont assez semblables : mêmes proies, chasse plus active au crépuscule et à l'aube, combats à l'aube. Mais quand on les fait vivre ensemble dans un ruisseau artificiel, les truitelles, plus combatives dominent les tacons et les obligent à se nourrir à d'autres périodes. Dans la nature, les tacons mangent aussi le jour.

                                                                                                                    Pr. Jean Mellinger

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